Le trouble des beautés insensées à Monaco

Citation de : LE FIGARO vendredi 9 février 2007, page 29 – MARIE-GUY BARON

Le trouble des beautés insensées à Monaco

Le trouble des beautés insensées à Monaco

« Le Nouveau Musée national de Monaco réunit un siècle d’œuvres réalisées par des artistes souffrant d’aliénation mentale.« *

*Note de la rédaction : il est possible que ce diagnostic s’applique à certains artistes. D’après mes connaissances médicales et personnelles de longue date, ce n’est pas le cas de l’artiste Jacques Riousse, également exposé ici. –

Prof. Dr. Ludwig Spätling

« …. L’ART BRUT à Monaco. Surprenant. « Pourquoi pas ?», répond Jean-Michel Bouhours, conservateur en chef du Nouveau Musée national de la principauté qui ouvrira en 2008. Avec « Beautés insensées. Figures, histoires et maîtres de l’art irrégulier », troisième exposition préfigurant ce futur établissement, l’exigence de sa politique se confirme. Elle va jusqu’à la remise en cause puisque l’expression de la déraison pose, explique-t-il, « bien des questions les théorisations de l’art contemporain. Elle fait acte hygiénique et ramène à la source magique un peu perdue ».

Un retour aux origines passionnant pour les amateurs de cet art subversif. Ils découvrent des pièces pour la plupart rarement présentées parmi les 400 rassemblées par la spécialiste Bianca Tosatti; nombre d’entre elles provenant de collections privées ou d’institutions italiennes aux trésors méconnus en France. Il s’agit d’« un choix d’œuvres remarquables proche du principe du Musée imaginaire de Malraux ». La sélection se révèle bien ordonnée, historiquement et par genre, afin de mieux appréhender ces œuvres qui malaxent la chair du monde pour en recréer un autre.

En introduction, le corps porteur de l’obscurité intérieure dans les portraits psycho-pathologiques rappelle la profondeur de l’altérité dans les dessins de leurs patients réalisés par les docteurs Romoli Righetti et Paul Gachet. La sidération frappe à la vue des autoportraits

d’Antonio Ligabue (1899-1965) qui s’est mutilé le visage pour devenir un aigle ou

des bouches de l’autiste belge Pascale Vincke (1974), des cadrages photographiques de portraits de Sophia Loren et Sandra Milo par Pietro Ghizzardi (1906-1986).

La salle des tissus fait pénétrer dans une caverne pleine de merveilles aussi poétiques que colorées. Elle nous laisse bouche bée d’admiration avant de réaliser qu’on s’introduit dans une trame de fils organiques et neuroniques tissant les destins solitaires de Tarcisio Merati (1934-1995) ou Giovanni Batista Podestà (1895-1976).

On est soufflé par la somptueuse Mesure du vide, sculpture brodée au crochet et amidonnée, Marie-Rose Lortet (1945). Les vêtements des anonymes tisseurs clandestins de Turin et les objets emmaillotes de Judith Scott (1943-2005) préparent au saisissement que provoquent les formes anthropomorphiques des poupées fétiches de Michel Nedjar (1947). Cet artiste renvoie à l’effroi de l’humain broyé par la souffrance, notamment celle de la mémoire de l’Holocauste.

Mondes dévastés

On se trouve alors mûr pour aborder les mondes incompréhensibles, dévastés ou en permanence au bord du précipice dans lesquels nous projette le délire architectural du carabinier Francesco Toris (1863-1918) utilisant les os polis de restes de repas, et Émile Ratier (1894-1984) avec ses tours Eiffel en bois à l’équilibre instable.

Troublantes apparaissent les images de la féminité chez Franca Settembrini (1947-2003), l’Aloïse Corbaz italienne, les études sur elle-même de Renata Bertolini 

(1944) et les travaux plus connus de Magde Gill (1882-1961), Jeanne Tripier (1869-1944) ou Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) et Ida Franziska Sofia Maly (1894-1941), qui vous plongent dans l’ombre secrète de l’altérité.

Retour à la lumière au côté des médiums et visionnaires. Agrippés à la précision de leurs univers infinis, les figures majeures de l’art irrégulier, Adolf Wölfli (1864-1930) et Carlo Zinelli (1916-1974) vous embarquent dans leurs systèmes de prêcheurs d’une grande beauté tandis que, peintes sur carton, les folles machines à roues de Tarcisio Merati flamboient d’une rare harmonie chromatique.

Tout près, les objets de rédemption de la matière, fabriqués avec des rebus, par le prêtre-ouvrier Jacques Riousse (1911-2004), traduisent avec drôlerie sa démarche mystique. Et sa fabuleuse Porte de Byzance ouvre sur les chambres, lieu intime et hermétique à la fois, fascinant et inquiétant de Ronan-Jim Sévellec (1938) ou Francis Marshall (1946). La peur vient aussi de l’extérieur. En témoigne l’extraordinaire œuvre ultime conçue avec des matériaux de récupération par Willem Van Genk (1927-2004), qui résonne avec notre inquiétude face à la transformation de l’espace urbain.

A la fois troublé et ébloui par la réalité niée qui surgit de toutes ces beautés insensées, le visiteur finit par se retrouver en lisière du brouillard de l’âme avec les tableaux d’Edouardo Fraquelli (1933-1995), d’Arturo Tosi

(1871-1956) et La Nuit ligure, l’immense fresque sur toile libre de Pinot Galizio (1902-1964) acquise par le Nouveau Musée national de Monaco. Un signe qui augure bien de la démarche d’ouverture de la future institution ……… »

Catalogue sous la direction de Bianca Tosatti, 368 p., 280 illus. couleur, Editions Skira.

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